MEMORIAL : ÉPISODE I
CHAPITRE I
Au commencement
Dans l'appartement de Nikita Okhotine. En haut (de gauche à droite) : Sergueï Krivenko, Alexandre Vaïsberg, Elena Zhemkova, Nikita Okhotine, Arséni Roguinski. En bas : Felix Pertchenok, Robert Conquest, « Liddie » Wingate, Natalia Kigaï.
Photo : Archives de Memorial International
En 1987, à Moscou, le club « Perestroïka » organise régulièrement des débats sur divers sujets : écologie, droit, préservation des bâtiments historiques, politique, mémoire de la terreur. En général, une personne fait un exposé, puis les discussions commencent. Elles durent souvent plusieurs heures. Le thème de la mémoire de la terreur suscite un intérêt particulier : ces jours-là, la salle, de 400-500 places, est presque toujours pleine à craquer. Certains des participants à ces discussions récurrentes consacrées au passé totalitaire créent un groupe distinct. Ils se retrouvent de plus en plus souvent mais, bientôt, les conversations ne leur suffisent plus : l'idée germe dans leur esprit de faire quelque chose. Un projet s'impose : ériger un monument aux victimes des répressions politiques. Au départ, c'est le nom qu'ils se donnent : « Pamiatnik » (Monument). Mais ce terme engendre une certaine confusion, [car on les croit parfois affiliés au mouvement ultra-nationaliste - NdT] Pamiat (Mémoire). Leur groupe change donc de nom et se rebaptise « Memorial ».
Au bout de trois ou quatre réunions, j'ai compris que les discussions théoriques, ce n'était pas pour moi. Je ne suis ni philosophe, ni historienne. Je suis une femme d'action. Théoriser, cela ne m'intéresse pas, j'ai d'autres choses à quoi consacrer ma vie.

Il est apparu clairement que parmi ce groupe important, d'environ 400-500 personnes, il y avait un certain nombre de personnes qui, comme moi, ne voulaient pas se contenter de discuter. Nous étions tous d'accord pour dire que les répressions, c'était mal. Nous étions d'accord pour dire qu'il fallait faire quelque chose pour que cela ne se reproduise pas. Eh bien, décidons quoi faire concrètement ! Agissons !

Je ne sais plus qui a proposé qu'on reste encore ensemble après la fin d'une soirée de discussions. Peut-être Iouri Samodourov. Je suis restée. C'était une réunion tout à fait informelle d'un groupe tout à fait informel qui allait, plus tard, se donner le nom de « Memorial ». Nous sommes donc restés, en petit comité, et nous nous sommes demandés : « Que faire, et comment ? »
Elena Zhemkova
CHAPITRE II
Pas un monument unique, mais un ensemble mémoriel
Comment un groupe d'activistes peut-il obtenir l'autorisation d'ériger un monument en URSS ? Peut-être en s'appuyant sur le soutien de personnalités respectées. Les membres de Memorial ont rassemblé plus d'une centaine de signatures de personnalités au bas d'un texte sur la nécessité de l'installation d'un monument à Moscou, et l'ont transmis au gouvernement. Mais il n'y a pas eu de réponse.

Il fallait quelque chose de plus convaincant. La perestroïka commençait à peine à prendre de l'ampleur, mais de nombreuses personnes avaient déjà commencé à organiser des rassemblements pour exprimer leurs revendications : à Irkoutsk, un énorme meeting a eu lieu pour exiger une meilleure protection de l'environnement ; à Moscou, les Tatars de Crimée ont manifesté sur la Place Rouge pour réclamer le droit de retourner dans leur patrie.

À la fin de l'automne 1987, les militants de Memorial ont défini ce qu'ils souhaitaient mettre en place : pas seulement un monument, mais un complexe entier, comprenant un musée, des archives, une bibliothèque et un espace public de dialogue. Ils ont alors rédigé une pétition en ce sens et sont descendus dans la rue pour recueillir des signatures qu'ils entendaient soumettre au Soviet suprême de l'URSS. Leur but était d'engager un dialogue non pas avec le Parti communiste, qui usurpait le pouvoir, mais avec le Soviet des députés du peuple.


Appel de Memorial adressé au Soviet suprême de l'URSS. Document : Archives de Memorial International
Dès le départ, notre objectif n'était pas seulement d'obtenir la mise en place d'un monument, comme la pierre des Solovki qui a finalement été installée sur la place de la Loubianka, mais de créer tout un complexe comprenant un centre de recherche, une bibliothèque, des archives... Et, pour cela, il fallait qu'existe une organisation publique qui mènerait toutes ces activités, agirait pour la réhabilitation des victimes des répressions politiques, établirait la vérité historique et contribuerait à la démocratisation de la société.
Iouri Skoubko
À l'époque, j'avais le sentiment que notre idéologie, à savoir la victoire du socialisme, avait propagé une idéologie terroriste dans le monde entier et que, dans un sens, nous étions responsables, en tant que peuple, de la violence, où qu'elle se produise — en Inde, en Ouganda, au Nicaragua... Ce centre devait être une façon de résister à la violence.
Viatcheslav Irgounov
CHAPITRE III
Memorial descend dans la rue
Des paroles, les militants de Memorial sont passés aux actes. En novembre 1987, ils ont commencé à recueillir des signatures sur l'Arbat, sur la place Pouchkine et dans la rue Tverskaïa.

En général, trois personnes s'adressaient aux passants et récoltaient des signatures, tandis qu'une ou deux autres observaient les forces de l'ordre, afin d'immédiatement diffuser la nouvelle si leurs camarades étaient arrêtés et d'aller les chercher au commissariat. Ces craintes n'étaient pas vaines : les interpellations des membres de Memorial ont commencé pratiquement dès le premier jour.

L'attention portée par la police à la collecte de signatures n'incitait guère les passants à apposer leur paraphe au bas de l'appel de Memorial. C'est pourquoi les militants ont décidé de se déplacer vers les théâtres, les clubs et les salles de concert. La tactique a été couronnée de succès : en mars, plusieurs centaines de milliers de signatures avaient été recueillies.
Архив Международного Мемориала
Récolte de signatures pour la mise en place d'un mémorial aux victimes des répressions politiques staliniennes. Photo : Archives de Memorial International
J'ai joué ce rôle d'observateur une fois. J'ai alors été arrêtée avec les autres sur le boulevard Tsvetnoï. C'était très drôle : le policier ne savait pas quoi faire de ces gens qu'il avait interpellés. Nous étions propres sur nous, nous étions polis et puis, il semblait que nous n'enfreignions pas les lois en vigueur — à cette époque, les lois étaient nettement moins strictes qu'aujourd'hui. Je lui ai montré mon attestation d'appartenance au Comité des écrivains. « Ah, vous êtes des écrivains ? Vous allez écrire quelque chose ? C'est pour une comédie ? Bande de bons à rien... »
Nina Braguinskaïa
CHAPITRE IV
La manifestation du 25 juin 1988
Sergueï Kovalev s'exprime lors du rassemblement du 25 juin 1988.
Photo : Archives de Memorial International
Le premier véritable meeting (qui fut aussi le premier à être officiellement autorisé) organisé par Memorial à Moscou après une série de rassemblements improvisés de collecte de signatures a eu lieu le 25 juin 1988 devant le Palais des sports Dynamo. Il était consacré à la mémoire des victimes de la terreur politique. Les orateurs ont souligné l'importance de ne pas oublier les personnes réprimées et de la nécessité d'immortaliser le souvenir des morts et des survivants, et ont discuté du concept du monument, ainsi que du fonds d'archives, du musée et de la bibliothèque qui devaient permettre de préserver la mémoire des victimes des répressions.

Environ 300 personnes se sont réunies ce jour-là, et plus de 20 d'entre elles ont pris la parole, notamment Andreï Sakharov et Sergueï Kovalev. Deux délégués à la XIXe conférence du Parti — le recteur de l'Institut d'histoire et d'archives Iouri Afanassiev et le président de l'Union des cinéastes Elem Klimov, qui figuraient également parmi les orateurs — se sont vu remettre au cours du meeting les signatures de l'appel concernant l'édification d'un monument aux victimes des répressions, adressé au Soviet suprême de l'URSS et aux délégués de la conférence du parti. Cet appel avait été signé par environ 45 000 personnes. Les signatures ont été transmises et, en juillet 1988, le Politburo du PCUS a publié un décret approuvant la construction à Moscou d'un monument aux « victimes de l'arbitraire et des répressions pendant les années du culte de la personnalité ».

 « En juin 1988, Memorial a organisé son premier meeting autorisé dans le parc Droujba, près de la gare fluviale de Moscou. Ce fut l'un des tout premiers meetings autorisés à Moscou. Andreï Dmitrievich [Sakharov] est venu et a pris la parole. C'était son premier discours public après son retour d'exil. À l'époque, j'avais eu l'impression que la foule était énorme, mais aujourd'hui, je passe souvent à cet endroit — j'habite à proximité — et je vois bien à quel point c'est petit...

Ce jour-là, j'ai failli me faire tabasser. Je me tenais là avec une pancarte, et des policiers étaient là, supposément pour « assurer la sécurité » — puisque le rassemblement avait été autorisé. Soudain, un homme et une femme se sont jetés sur moi et ont commencé à m'arracher ma pancarte des mains. Immédiatement, tous les policiers m'ont tourné le dos, comme si on leur en avait donné l'ordre. Mais le plus intéressant, c'est que des gens se sont interposés pour me protéger. Je me suis retrouvée éjectée de la mêlée, toujours avec ma petite pancarte, et l'algarade a continué alors que je n'en étais plus qu'une simple spectatrice… »
Tatiana Kassatkina
CHAPITRE V
Les dissidents et les nouveaux activistes
Parallèlement aux membres de Memorial, des gens qui, jusqu'à il y a peu, étaient des dissidents, se sont engagés dans un travail allant dans le même sens. Leur but n'était pas d'ériger un monument et de créer un complexe commémoratif : ils organisaient des séminaires et étudiaient des sources sur l'histoire de la terreur d'État, en continuant à travailler dans l'esprit du recueil d'articles « Pamiat » (La Mémoire).

À l'automne 1987, plusieurs dissidents — Lev Timofeev, Sergueï Grigoriants, Arséni Roguinski, Sergueï Kovalev, Larissa Bogoraz et Alexandre Daniel — ont décidé d'organiser un séminaire international sur les questions humanitaires. Les préparatifs de l'événement ont attiré l'attention de divers militants, notamment des membres de Memorial.
Pendant les préparatifs du séminaire, Iouri Samodourov est venu nous voir et nous a dit : « Je représente le mouvement Memorial. Votre événement nous intéresse beaucoup. Nous viendrons mais nous n'y participerons pas officiellement : nous avons notre propre mission et nos propres objectifs que nous ne voudrions pas mettre en péril. »

C'était assez drôle, psychologiquement, cette rencontre des dissidents de l'« ère classique » avec les nouveaux militants informels. Ils se demandaient si nous avions des cornes et une queue, ils pensaient que nous étions de dangereux radicaux. Et puis, bien sûr, il s'est avéré que, en certaines choses, ils étaient beaucoup plus radicaux que nous.
Alexandre Daniel
En mai 1988, quatre dissidents — Alexandre Daniel, Arséni Roguinski, Larissa Bogoraz et Sergueï Kovalev — sont venus assister à l'une des réunions de Memorial. Ce qui les a séduits, c'est que les militants de l'association, qui venaient à l'origine d'horizons très différents, s'étaient réunis ce jour-là pour déterminer la meilleure manière de réaliser des fiches et des questionnaires destinés aux victimes des répressions, et pour discuter d'autres questions relatives à la collecte et au classement des archives. Après quelques heures de discussion, il est apparu clairement que l'effectif de Memorial venait de s'enrichir de quatre nouveaux membres.
Sénia [Roguinski] s'est immédiatement mis à dire à tout le monde : « Il faut collecter des matériaux, il faut faire des fiches. » Il faut faire des fiches, c'est devenu sa phrase préférée. À partir de ce jour, Roguinski a plongé à corps perdu dans Memorial. Pour ma part, j'y ai d'abord participé de façon épisodique, et puis je me suis pleinement impliqué à mon tour
Alexandre Daniel
CHAPITRE VI
La conférence préparatoire
Petit à petit, de plus en plus de personnes se sont rassemblées autour du groupe de départ. Le travail s'est intensifié et l'idée de transformer un réseau informel en une organisation formelle a émergé. Pour autant, il ne fallait pas surtout créer quelque chose qui serait semblable aux institutions soviétiques, inefficaces et autoritaires. C'est pourquoi la question de la procédure de la création de l'organisation et de sa structure ne fut pas une simple question administrative, mais une question de fond très importante.

Plusieurs mois durant, des membres du groupe d'initiative ont collecté des signatures pour désigner les candidats au Conseil du futur Memorial, mais cela ne s'est pas fait à partir de listes prédéterminées. Les volontaires se relayaient sur la place Pouchkine, à côté des stands du journal Moskovskie Novosti, qui était l'une des principales sources d'information pendant les années de perestroïka, alternative aux sources officielles. N'importe quel passant pouvait venir discuter avec eux et proposer les noms des personnes qui, selon lui, devaient faire partie du Conseil de Memorial. Au final, ont été désignées pour participer au Conseil les personnalités qui avaient été citées par le plus grand nombre de signataires. Toutes ont accepté de rejoindre le Conseil, à l'exception d'Alexandre Soljenitsyne, qui était toujours en exil et ne pensait pas pouvoir participer pleinement aux travaux de Memorial.

Dans le même temps, la charte de l'organisation était en cours d'élaboration, mais le groupe de travail n'était pas le seul à plancher sur ce texte : des dizaines de lettres de différentes villes contenant des propositions d'amendements sont conservées à ce jour dans les archives de Memorial à Moscou. Outre les propositions sur la charte, ces lettres contenaient parfois des propositions relatives au fonctionnement futur de l'organisation, aussi bien concernant sa structure interne que ses interactions avec la société et l'État.
1. Projet de structure possible de Memorial proposé par des activistes de Novossibirsk.
2. Résultats du vote pour les candidats au Conseil de Memorial.
3. Liste des personnes en charge des départements de Memorial.
Tous documents : Archives internationales de Memorial
La première tentative d'organiser une conférence constituante, c'est-à-dire d'entamer la procédure d'obtention d'un statut officiel, a eu lieu à l'automne 1988. La conférence était prévue pour les 29 et 30 octobre. Les fondateurs de Memorial devaient être l'Union des architectes de l'URSS, l'Union des designers, l'Union des cinéastes et le magazine Ogonek. Ces fondateurs devaient faire enregistrer Memorial en tant qu'organisation. Alors que de nombreux sympathisants résidant dans diverses régions du pays, y compris dans les républiques baltes qui luttaient pourtant pour leur indépendance, étaient déjà en route pour Moscou afin d'assister à la conférence, les membres fondateurs ont annoncé qu'après délibération ils avaient jugé qu'il était trop tôt, à ce stade, pour créer une organisation. Au dernier moment, la conférence a donc cessé d'être constituante, ce qui signifiait que Memorial ne pouvait plus obtenir, à l'issue de cette réunion, un statut officiel. La conférence a toutefois a bien eu lieu, mais sous un nouveau nom : la conférence préparatoire.

Pendant deux jours, des représentants d'associations de différentes villes se sont succédé sur la scène de la Maison du Cinéma pour partager leur vision de l'avenir de Memorial, des objectifs que devait se donner l'organisation, des perspectives de la recherche historique et des mesures nécessaires pour assurer une réelle démocratisation de l'Union soviétique. Les gens étaient venus à la conférence de leur plein gré et étaient sincèrement intéressés par la discussion, mais pouvaient avoir des opinions différentes sur certaines questions, de sorte que les débats étaient parfois très animés.

L'un des intervenants, Iouri Skoubko, a déclaré que le système politique en vigueur était toujours un système stalinien actif. Il a proposé une résolution demandant la déclassification de toutes les archives des services de sécurité de l'État, y compris le KGB, sur toute la durée de leur existence, ainsi qu'une limitation drastique des fonctions des organes de sécurité de l'État, et le transfert à Memorial des bâtiments « devenus des symboles de la terreur d'État » afin d'y installer des parties d'un complexe commémoratif comprenant un monument, un musée, des archives et une bibliothèque. À un moment donné, un employé de la Maison du Cinéma, où se tenait la conférence, lui a coupé le micro. Skoubko a quitté la salle, mais l'histoire ne s'est pas arrêtée là : peu de temps après, une bagarre a éclaté entre lui et le vice-président de l'Union des cinéastes, Ermakov.
J'étais déjà membre de l'Union démocratique et j'ai fait une proposition assez radicale. J'ai commencé par dire que nous devrions immédiatement exiger des autorités qu'elles rétablissent la citoyenneté soviétique de Soljenitsyne. Qu'il fallait l'inviter à rentrer au pays. Mais ce que j'ai demandé ensuite, c'était inacceptable pour le pouvoir : faire du siège du KGB à la Loubianka un musée consacré à la terreur politique. Ce projet reste irréaliste à ce jour. Après ça, ils ont juste coupé mon micro, sur ordre de ce directeur adjoint de la Maison du Cinéma. Je suis descendu du podium et je suis allé quelque part dans les couloirs. Il s'est approché de moi et a commencé à me réprimander, me demandant pourquoi j'agissais comme un provocateur. Alors je l'ai frappé au visage. Je n'avais aucune volonté de provoquer qui que ce soit : j'avais dit ce que je pensais. J'étais offensé. C'était une réaction instinctive.
Iouri Skobko
Au cours des deux jours de la conférence, les participants ont eu le temps de discuter d'un grand nombre de questions : des moyens possibles de commémorer la terreur et d'aider ceux qui en avaient souffert, de la manière dont Memorial devrait participer à la transformation de l'État pour qu'il devienne un État de droit... Mais aucune décision ni résolution finale n'a été prise sur ces points, notamment parce que la conférence était seulement préparatoire. Le principal résultat a été une résolution qui a fixé un mécanisme pour la tenue d'une véritable conférence constituante à l'avenir. Après la conférence, un film documentaire a été projeté dans le hall de la Maison du Cinéma. Certains des participants à la conférence ont fait venir leurs proches, car il était impossible de voir un tel film en grande distribution.
Le soir, après la projection du film, un homme est monté sur scène et a déclaré que quelque chose était arrivé pendant une manifestation en Biélorussie – les manifestants avaient été dispersés par la force, beaucoup d'entre eux avaient été sévèrement battus... Les gens dans la salle étaient furieux. J'étais rentrée chez moi avant le film et j'avais fait venir ma fille, pour qu'elle regarde le documentaire avec moi. Elle était très enceinte et quand les gens se sont mis à s'agiter, ayant appris ce qui s'était passé en Biélorussie, et que beaucoup ont réclamé que nous allions immédiatement manifester nous aussi, elle m'a dit doucement : « Maman, tu veux que je donne naissance à un membre de Memorial tout de suite ? »
Larissa Eriomina
CHAPITRE VII
La semaine de la conscience
Semaine de la conscience, novembre 1988, à la Maison de la Culture de l'usine d'éclairage électrique de Moscou (DK MELZ)
Photos: Iouri Rost
Le premier événement de grande envergure dédié à la mémoire des victimes de la terreur politique, la « Semaine de la conscience », s'est tenu du 19 au 26 novembre 1988 à la Maison de la Culture de l'usine d'éclairage électrique de Moscou (DK MELZ). Conçue à l'origine comme une présentation des projets du futur monument aux victimes des répressions politiques, annoncée en juillet 1988 dans le magazine Ogonëk (l'un des organisateurs de l'événement), la « Semaine de la conscience » a largement dépassé le cadre d'une simple exposition. Tous ceux qui sont venus au DK MELZ pendant les huit jours qu'elle a duré ont pu non seulement voir les projets exposés, mais aussi s'informer sur leurs parents ayant été réprimés en se rendant au centre d'information, partager des informations et documents en leur possession (qui, plus tard, seront intégrés au premier fonds d'archives de Memorial), écouter de nombreuses personnalités du monde de la culture dans la salle de concert et retrouver des amis venus assister à l'événement. Ils pouvaient également examiner le « Mur de la mémoire ». Cette grande toile, divisée en carrés, conçue par le réalisateur Dmitri Krymov, qui était l'auteur de la maquette de l'exposition, était remplie de photographies, de documents et d'informations sur les victimes des répressions. Au départ, ces documents avaient été affichés par les organisateurs mais, ensuite, les invités ont ajouté d'autres images et textes. Le « Mur » était devenu multicouche. Les visiteurs pouvaient également consulter une grande carte de l'URSS sur laquelle étaient indiqués les lieux d'emprisonnement connus à l'époque et, tout comme sur le Mur de la mémoire, ils pouvaient y ajouter les lieux dont ils avaient connaissance. Sous la carte se trouvait une brouette en bois, dans laquelle les visiteurs de la Semaine de la conscience déposaient des fleurs et des dons. L'argent collecté devait servir à la création du monument aux victimes des répressions politiques.

Les projets reçus par les organisateurs et présentés dans le cadre de l'exposition avaient pour la plupart été réalisés par des non-professionnels, souvent par des victimes de répressions ou leurs proches. Parmi les personnes ayant soumis un projet pour le monument, il y en avait certaines qui n'avaient pas été directement touchées par les répressions, mais qui avaient néanmoins jugé important d'exprimer leur désir de préserver la mémoire de la terreur. Pour de plus amples informations sur les projets soumis au concours, se reporter à l'exposition en ligne « La mémoire en projet ». Presque immédiatement après la clôture de la Semaine de la conscience, qui avait réuni 33 000 visiteurs, le ministère de la Culture de l'URSS a annoncé un autre concours pour la conception du futur monument — mais cette fois, contrairement à celui annoncé dans Ogonëk, seuls les artistes professionnels, les sculpteurs et les architectes étaient invités à soumettre des projets. Le financement de ce monument devait être assuré par l'État et non par « le peuple », ce qui était contraire aux objectifs définis par le Groupe d'initiative Memorial lors de ses premières discussions sur le concept du futur monument.
Tout cela était nouveau et inattendu. Aujourd'hui, on ne s'en rend plus compte, mais à l'époque tous ces débats faisaient l'effet de l'explosion d'une bombe ! Il y avait une euphorie incroyable, le sentiment qu'une fenêtre s'était ouverte et que l'air frais s'était engouffré. C'est impossible à comprendre aujourd'hui.
Irina Vyssotchkina
CHAPITRE VIII
Certains arrivent, d'autres partent
Carte de membre de la société Memorial d'Efim (Nakhim) Chifrine. Document : Archives de Memorial International
La campagne de collecte de signatures, les élections de rue au conseil public de Memorial et le débat public sur la terreur d'État ont attiré l'attention de nombreuses personnes. De plus en plus de gens ont commencé à venir à la rencontre des membres de Memorial, car peu de familles n'avaient pas eu au moins une personne réprimée, ils envoyaient des lettres contenant le récit de l'histoire familiale, déposaient des documents.

Bien sûr, il n'y a pas eu qu'un afflux de personnes. Plus les membres de Memorial étaient nombreux, plus les opinions différaient et les désaccords étaient nombreux. Beaucoup de ceux qui, en 1986-1987, avaient participé aux premières discussions au sujet d'un monument quittèrent le mouvement. Certains pour des raisons idéologiques, d'autres pour se lancer dans la politique.
Ceux qui ont dirigé Memorial après le départ de nombre de « pères fondateurs », des personnes issues du milieu dissident n'avaient pas de goût ni d'attachement pour la procédure démocratique. Dans la clandestinité, on vit non pas selon les lois d'une communauté démocratique, mais selon les lois de la famille.
Nina Braguinskaïa
ГЛАВА IX
Une assemblée constituante plus réussie
Les autorités craignaient que ce groupe de militants ayant réussi à rassembler un grand nombre de personnes en peu de temps ne devienne une force politique, un parti. Par conséquent, une nouvelle tentative d'enregistrement de la société s'est heurtée à la résistance du pouvoir. Mais c'est alors que Sakharov est intervenu.
Je suis allé voir Sakharov et je lui ai dit : « Andreï Dmitrievitch, ils nous interdisent une fois de plus de tenir notre assemblée. Mais nous ne sommes pas d'accord : nous devons absolument l'organiser, sous quelque forme que ce soit.

Devant moi, il téléphone à quelqu'un au Comité central du PCUS et dit : « C'est l'académicien Sakharov. Passez-moi le département de l'idéologie. Je tiens à vous informer que nous préparons l'assemblée constituante de Memorial et que nous avons appris que nous n'en avons pas l'autorisation, une fois de plus. Eh bien, je vous annonce que nous l'organiserons de toute façon, soit dans la rue, soit dans mon appartement ! »

Après cela, ils ont rapidement craqué. Ils ont ordonné qu'on nous laisse faire, et nous avons pu tenir l'assemblée en toute tranquillité.
Lev Ponomarev
Il a été décidé de publier ce jour-là un journal intitulé Vedomosti Memoriala (Les Nouvelles de Memorial), destiné à relayer par la suite les activités de l'organisation. Un contrat a été signé avec la maison d'édition « Kniga » et le premier numéro a été préparé. Il ne restait qu'à obtenir l'approbation du rédacteur en chef. Ce numéro devait contenir deux textes importants : le programme électoral de Sakharov et une résolution exigeant le rétablissement de la citoyenneté de Soljenitsyne. Ce sont précisément ces deux textes qui ont causé le scandale : la maison d'édition a refusé de les publier.
Afanassiev et Kovalev, qui étaient tous deux députés à l'époque, se sont mobilisés : l'un a passé la moitié de la nuit au Comité central du PCUS et l'autre à l'administration du Secrétaire général du parti. Il fallait obtenir la permission de publier les deux textes. Finalement, nous avons été autorisés à publier le programme électoral de Sakharov, mais pas la résolution sur Soljenitsyne.

Comme tout passait par la maison d'édition « Kniga », il fallait encore que le rédacteur en chef signe l'exemplaire de test. Le matin, je suis arrivée au travail et je suis allée voir le rédacteur en chef pour le faire signer, mais on m'a dit « il a été convoqué au Comité de la presse ». Comme c'était urgent, je suis allée voir le directeur et là, on m'a dit : « Il a été convoqué au Comité central. »
Larissa Eriomina
Les membres de Memorial ont alors décidé que l'espace où aurait dû se trouver le texte consacré à Soljenitsyne serait ostensiblement laissé vide. Sous cette forme, le premier numéro a été validé par les censeurs et envoyé à l'impression. Lors de la conférence, des exemplaires du journal ont été accrochés aux stands avec. À côté était accroché le texte qui aurait dû figurer dans le numéro.
Des gens de toute l'URSS sont venus prendre part à la conférence : il y avait là 462 délégués de 103 villes. Parmi les orateurs figuraient Andreï Sakharov, Evguéni Evtouchenko, Iouri Kariakine, Iouri Afanassiev et bien d'autres. Pendant deux jours, ils ont parlé non seulement de l'importance de la mémoire de la terreur et de la mise en place d'un centre qui serait consacré en permanence aux archives et à la recherche, mais aussi du fait que l'installation du monument ne devait pas provenir d'une initiative étatique, mais de la société civile.
J'étais assise à côté de Kovalev et de Roguinski et j'ai réalisé que notre vie avait profondément changé. Kovalev avait été libéré relativement récemment, Senia Roguinski il y a quatre ans. C'était un signe qu'une nouvelle ère commençait.
Irina Chtcherbakova
Le deuxième jour devait être consacré aux discussions sur la charte de Memorial, qui avait été publiée une semaine avant le congrès dans le magazine Ogonëk. Le texte de la charte avait été rédigé collectivement, mais sa structure était l'œuvre d'Ernest Ametistov. Toutes les personnes présentes étaient censées prendre connaissance de ce texte, proposer des révisions si elles le souhaitaient, et, au terme de congrès, l'adopter et le signer. Mais les discussions sur les modalités des éventuelles modifications du texte ont provoqué un scandale.
J'ai insisté pour que seules les propositions d'amendements au projet de charte qui ne contredisaient pas ce projet et ne sortaient pas de son cadre puissent être soumises au vote de l'assistance au nom de la commission de rédaction de la conférence constituante. Les autres propositions d'amendements et projets de résolution devaient selon moi être communiqués à la salle non pas par la commission de rédaction, mais uniquement par leurs auteurs.
Iouri Samodourov
Après le premier jour de la conférence, dans la soirée du 28 janvier, la commission de rédaction s'est réunie pour discuter de l'ordre du jour du lendemain : la charte. Samodourov a rappelé que la charte avait déjà été convenue avec les organisations fondatrices et estimé qu'une étape d'approbation supplémentaire menaçait, selon lui, de provoquer un désastre. Il a souhaité conduire lui-même les discussions sur la charte le 29 janvier, c'est-à-dire présider la commission de rédaction, afin de veiller à l'application de ce principe. La position de Samodourov n'a pas été accueillie favorablement par la majorité des membres de Memorial ; au contraire, ils ont proposé que toutes les suggestions qui viendraient des délégués soient prises en compte. Cette question a fait l'objet de débats animés. Pendant cette réunion préliminaire, une femme s'est levée et a crié : « Samodourov est un provocateur et un agent du KGB ! » Il y a eu un silence, mais cet esclandre n'a pas suscité de réactions immédiates. Après cela, Samodourov, réalisant finalement que sa position ne trouverait pas de soutien, s'est levé et a quitté la salle. Personne n'a pris ce geste au sérieux sur le moment. Mais, au final, Samodourov, qui était l'un des fondateurs de Memorial, n'a plus jamais participé à ses travaux.
Sur le moment, honnêtement, je n'ai même pas été mécontente de voir Iouri sortir. Mais un peu plus tard, quand j'ai réalisé que c'était sérieux, j'ai changé d'avis. Si j'avais immédiatement pris la mesure de sa décision, j'aurais peut-être trouvé les mots pour le retenir... Ce n'est pas un homme très facile, Samodourov, mais c'était une personne très précieuse pour notre projet. Et je sais que Roguinski pensait comme moi et regrettait son départ.
Elena Zhemkova
La deuxième journée de la conférence constituante a eu lieu le 29 janvier. La charte a été adoptée sans que le moindre amendement n'y soit apporté. Tous les délégués ont reçu la qualité de membre de Memorial en signant non seulement la charte mais aussi un document présentant les principes moraux de l'organisation. Au total, 49 résolutions ont été adoptées lors de la conférence, la charte étant l'une d'entre elles. Andreï Sakharov a été chargé d'apporter les dernières modifications à ces documents. Un mouvement d'activistes désireux d'ériger un monument aux victimes de la répression était devenu une grande organisation établie, ayant des branches dans pratiquement toutes les régions de l'URSS.
De gauche à droite : Nikita Okhotine, Vitali Pomazov, Sergueï Krivenko, Arséni Roguinski, Alexeï Tokarev, Elena Zhemkova, Nikolaï Starkov, Natalia Sirota, Oleg Gorlanov (au premier plan). Photo : Archives de Memorial International.
CHAPITRE X
La manifestation du 5 mars 1989
L'une des premières actions de masse organisées par Memorial a été un rassemblement le 5 mars 1989 dans le parc Gorki à Moscou. La manifestation s'est déroulée sous le slogan « Pour une déstalinisation conséquente de la société soviétique ».
Le meeting du 5 mai 1989. Photo : Dmitri Borko
Le rassemblement a débuté par une minute de silence en mémoire de toutes les victimes de l'arbitraire du pouvoir. Lev Ponomarev a été le maître de cérémonie du rassemblement ; il a aussi lu les résolutions de la conférence fondatrice de Memorial, tenue un peu plus d'un mois plus tôt. Le meeting a été consacré non seulement à la commémoration des victimes de la terreur politique, mais aussi à l'établissement des fondements de l'État de droit : la résolution adoptée à son issue évoquait les mesures nécessaires pour réduire l'appareil punitif de l'État et du parti qui était toujours actif, comme l'avaient montré, par exemple, la répression de la manifestation de Minsk du 30 octobre 1988 ou l'arrestation des membres du Comité « Karabakh ».
Affiche annonçant le rassemblement du 5 mars 1989. Document : Archives de Memorial International.
CHAPITRE XI
L'exposition sur le 50e anniversaire du pacte Molotov-Ribbentrop
La terreur politique de l'État soviétique contre ses propres citoyens n'est pas le seul sujet douloureux qui a commencé à être discuté publiquement pendant les années de perestroïka. En août 1989, l'exposition « Une amitié liée par le sang », consacrée à l'histoire de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, a été inaugurée à la Maison de la Culture Roussakov à Moscou.

Les visiteurs ont pu prendre connaissance des documents relatifs aux négociations entre les Soviétiques et les Allemands sur les termes d'un futur accord. L'un des aspects les plus importants de ces négociations était la question des territoires qui seraient partagés entre l'Allemagne et l'Union soviétique à la suite d'opérations militaires conjointes.
Pièces de l'exposition « Une amitié scellée par le sang ». Documents : bibliothèque de Memorial International
Les organisateurs ont demandé à un designer de rejoindre leur équipe, afin de réaliser la maquette de l'exposition. En plus des documents, des photographies prises durant les entretiens ont été présentées. Mais les preuves documentaires n'étaient pas la partie la plus impressionnante de l'exposition : parmi les objets exposés figuraient également des caricatures sur la relation entre Staline et Hitler et les plans de division des zones d'influence, et l'espace d'exposition était décoré de croix gammées et de faucilles, qui ont dû être retirées sous la menace de la fermeture de l'exposition. Quant aux caricatures, personne n'a exigé qu'elles soient retirées, et elles sont restées exposées jusqu'à la fin.
Pièces de l'exposition « Une amitié scellée par le sang ». Documents : bibliothèque de Memorial International.
CHAPITRE XII
La chaîne humaine autour du bâtiment du KGB
Chaîne humaine autour du bâtiment du KGB, 30 octobre 1989.
Photo : Dmitri Borko
L'une des actions les plus mémorables de Memorial a été le rassemblement organisé le 30 octobre 1989, au cours duquel les participants ont formé une chaîne humaine autour du bâtiment du KGB de l'époque, sur la place Dzerjinski, et dans les rues environnantes. Cette action symbolique, réalisée à l'idée et l'initiative de Memorial, a été largement soutenue par l'opinion publique. Avant l'action, les membres de Memorial Oleg Orlov et Ian Ratchinski ont effectué une « reconnaissance » autour du bâtiment et dans les rues où l'action était censée se dérouler, et ont dessiné des schémas représentant la mise en place de la chaîne. Pendant et après le rassemblement, on pouvait s'attendre à tout : une dispersion par la force, des emprisonnements des participants... et même que des officiers du KGB eux-mêmes sortent du bâtiment pour se joindre à la chaîne et, se souvenant de leurs collègues injustement condamnés, prétendre qu'ils font eux aussi partie du mouvement civique.
Chaîne humaine autour du bâtiment du KGB, 30 octobre 1989. Photo : Dmitri Borko
Quand la télévision a parlé de la chaîne humaine — très brièvement et de façon très parcellaire —, les reporters ont affirmé que des agents du KGB étaient sortis de leur bâtiment et s'étaient joints à nous. En vérité, nous n'avons vu personne sortir du bâtiment. Cela ne s'est pas produit, et c'est tout à fait logique. D'ailleurs, à la veille de l'événement, quand nous avons été interviewés par des journalistes, je n'avais pas arrêté de répéter que nous considérions le KGB comme une organisation criminelle, que le KGB dans sa forme actuelle était lui-même responsable des répressions politiques, qu'il était l'héritier direct des organes répressifs de l'époque stalinienne.
Oleg Orlov
SCHÉMA DES ENVIRONS DU BÂTIMENT DU KGB, DESSINÉ PAR OLEG ORLOV ET IAN RATCHINKSKI AVANT L'ACTION. DOCUMENT : ARCHIVES DE MEMORIAL INTERNATIONAL
Pendant leurs repérages, les organisateurs du rassemblement n'ont constaté aucun renforcement de la présence policière aux alentours du bâtiment, pas plus qu'ils n'ont vu la moindre trace de membres de l'OMON, la police anti-émeute récemment créée. L'action devait commencer à 18 heures, mais les gens ont commencé à se rassembler plus tôt : ils se retrouvaient près de la sortie du métro, sur le square situé en face du Musée polytechnique (là où, exactement un an plus tard, serait installé la fameuse pierre des Solovki), sur les trottoirs, près du magasin « Le Monde des Livres » (aujourd'hui Biblio-Globus). Les organisateurs de l'action ont allumé des bougies, et d'autres participants ont commencé à les rejoindre. La chaîne humaine s'est refermée autour du bâtiment du KGB.

Après la fin de l'action, un rassemblement de l'« Union démocratique » était prévu sur la place Pouchkine, et certains des participants à la chaîne, y compris des membres de Memorial, s'y sont rendus. Ce rassemblement a été très violemment dispersé par l'OMON. Les gens ont été battus et beaucoup ont été arrêtés. En décembre 1989, Memorial tiendra une conférence de presse portant, entre autres, sur les mauvais traitements infligés par la police aux participants à ce rassemblement.
CHAPITRE XIIi
Les funérailles d'Andreï Sakharov
Andreï Sakharov est mort le 14 décembre 1989. Plusieurs jours durant, ses concitoyens ont pu lui faire leurs adieux. Non pas dans la Salle des colonnes de la Maison des syndicats, comme l'avaient proposé les autorités, mais dans plusieurs lieux différents : au Palais de la jeunesse, rue Frounzenskaïa, au Présidium de l'Académie des sciences de l'URSS (où les plus hauts dirigeants du pays, dont Mikhaïl Gorbatchev, sont venus saluer une dernière fois l'académicien), à l'Institut de physique de l'Académie des sciences, puis au stade Loujniki, où s'est tenu un grand rassemblement en sa mémoire. Le Club « Tribune de Moscou » a organisé une garde d'honneur devant le cercueil de Sakharov, à laquelle les membres du Memorial ont pris part. Les membres de l'organisation ont également participé au cortège funèbre jusqu'à Loujniki, au sein duquel ils ont formé une colonne distincte.

Des milliers de personnes sont venues faire leurs adieux à Sakharov au cours de ces quelques jours : de longues files d'attente s'étendaient jusqu'au Palais de la jeunesse, les gens restaient debout pendant des heures dans le froid glacial pour entrer dans la salle où se trouvait le cercueil. De nombreuses personnes ont également assisté au rassemblement à Loujniki et beaucoup ont pris la parole, notamment Dmitri Likhatchev, Sergueï Kovalev, Gleb Iakounine et d'autres.

Funérailles d'Andreï Sakharov.
Photo : Archives de Memorial International
En faisant ses adieux à Sakharov, Gorbatchev a dit à Elena Guéorgievna Bonner, la veuve de Sakharov : « Après les funérailles, nous réfléchirons à la manière d'immortaliser la mémoire d'Andreï Dmitrievitch. » Elena Guéorgievna a immédiatement répondu, sans hésiter une seconde : « Pas besoin de réfléchir ! Enregistrez « Memorial » et il sera immortalisé. » Un mois après la mort de Sakharov, la branche moscovite de Memorial sera enregistrée ; en avril 1991, ce sera au tour de la Société pansoviétique Memorial de l'être.
Vladimir Dolgui
Extrait de Le député du peuple Andreï Sakharov. 1989. Réflexions vingt ans après.
Toutefois, il n'a été possible d'enregistrer Memorial pour la première fois qu'en janvier 1990, sur le modèle de l'enregistrement des clubs de sport ; la loi sur les associations à but non lucratif ne permettait d'enregistrer comme telles que les sociétés sportives, philatéliques et autres sociétés similaires. Le premier nom officiel de l'organisation a donc été « Union bénévole d'éducation historique Memorial ».
CHAPITRE Xiv
Des archives et des bibliothèques
1. Questionnaire à remplir par les personnes ayant été victimes des répressions.
2. Fiche de stockage d'archives au nom de Chalva Okoudjava. 3. Inventaire des documents concernant Chalva Okoudjava.
Archives de Memorial International
En novembre 1990, le Conseil de la ville de Moscou (Mossovet) a attribué des locaux à Memorial dans la rue Malyï Karetnyï. En quelques années de travail, sans financement ni locaux propres, les membres de Memorial avaient déjà réussi à réunir les bases d'un fonds d'archives. Ils avaient récolté des piles de papiers, de documents, de témoignages de la terreur, de souvenirs personnels : à présent qu'ils en avaient la possibilité, il était urgent de classer et d'archiver tout cela.

Les discussions portaient en permanence sur la nécessité de créer des fiches personnelles des victimes des répressions, de remplir des questionnaires pour chaque individu et de systématiser le classement des documents. Une cartothèque a commencé à être mise au point et les archives ont commencé à être systématiquement triées. Un questionnaire destiné aux victimes et à leurs proches a également été élaboré.
La pièce de trente mètres, avec une table et une chaise sorties de nulle part, faisait penser à quelque chose entre une consigne de gare de province et une peinture socialiste réaliste du début de l'ère du dégel qui aurait pu être intitulée « Avant l'emménagement ». Ce lieu, qualifié de « bibliothèque », était inconfortable et, surtout, peu convaincant. Il est devenue conviviale par le fruit du hasard. Je crois que c'est que Nina Alexandrovna Itsyna qui m'a persuadé d'aller chercher une fleur chez une de ses connaissances quelque part dans le quartier de Bolchaïa Grouzinskaïa. En guise de fleur, j'ai récupéré un énorme cactus de Noël [en russe, appelé « décembriste »].
Boris Belenkine
CHAPITRE XV
Memorial à la fête du 1er mai
Fin avril 1990, quelques jours avant le défilé du 1er mai, Li Peng, l'un des représentants du régime chinois qui avait brutalement réprimé les manifestations de la place Tiananmen en juin de l'année précédente, est venu à Moscou. Les membres de Memorial ont manifesté contre sa visite. Sachant qu'il allait déposer des fleurs sur la tombe du Soldat inconnu, il a été décidé d'organiser leur rassemblement à proximité de cet endroit. Ce rassemblement a été annoncé à l'avance. Le jour venu, les participants se sont placés de l'autre côté de la place Rouge, devant l'hôtel « National », et lorsque le cortège est arrivé, ils ont brandi leurs pancartes. Ils ont été rapidement interpellés et emmenés au commissariat, où ils ont été détenus pendant plusieurs heures.
Ça nous a donné le temps de réfléchir. À cette époque, dans les années 1990, tout le monde était extrêmement occupé et très fatigué, et nous n'avions tout simplement pas le temps de respirer et de réfléchir à ce qui pouvait être fait, sur quels sujets et comment. Et ce jour-là, nous nous sommes retrouvés tous ensemble, entre membres de Memorial, assis au commissariat de police, avec du temps pour réfléchir et discuter. Et nous nous sommes dit : il faut faire quelque chose à propos de la Lituanie. Un blocus avait été imposé aux États baltes parce qu'ils avaient proclamé leur indépendance, et des choses plus graves pouvaient arriver. Que pouvions-nous faire ? La seule chose qui nous est venue à l'esprit — et c'était une très bonne idée — fut de récupérer de très nombreux drapeaux lituaniens et de défiler avec des drapeaux en cortège le jour du 1er mai.
Oleg Orlov
Des membres de Memorial sur la Place Rouge lors du défilé du 1er mai 1990.
Photo : Dmitri Borko
Il a été décidé de défiler avec des drapeaux de la Lituanie lors de la marche du 1er mai sur la Place Rouge : celle de 1990 était différente de toutes celles organisées ce jour-là pendant l'ère soviétique, car pour la première fois, les dirigeants du pays ont autorisé non seulement les représentants des syndicats « officiels » mais aussi l'opposition à y prendre part. Memorial a donc pu former sa propre colonne lors du défilé sur la Place Rouge. Grâce à leurs relations, ses membres avaient réussi à mettre la main sur de nombreux drapeaux lituaniens. Le groupe de Memorial et plusieurs autres se sont rassemblés près de la gare de Biélorussie. Ils ont été rejoints par d'autres participants, venus depuis les rues Manejnyï Riad et Okhotnyï Riad. En plus des drapeaux lituaniens, les participants à la colonne de Memorial portaient des bannières avec des slogans condamnant le stalinisme et appelant à se souvenir des victimes de la terreur politique. Après la fin de la partie « officielle » du défilé, les manifestants se sont arrêtés devant le mausolée de Lénine. Gorbatchev et d'autres représentants du pouvoir étaient toujours à la tribune le surplombant. Certains des membres de Memorial, parmi lesquels d'anciens prisonniers politiques, marchaient devant, suivis par d'autres membres de l'organisation munis de drapeaux lituaniens. Ces derniers se sont retrouvés juste devant le mausolée, ont commencé à agiter les drapeaux et à crier « Pour l'indépendance de la Lituanie ! » et « Honte ! ». D'autres ont également crié divers slogans, parmi lesquels des itérations de plus en plus nombreuses de « À bas ! »
À un moment donné, un drapeau lituanien a volé vers le mausolée, passant au-dessus du cordon formé par les gens du KGB. Il n'est pas allé jusqu'à la tribune, mais il a effectué un beau vol plané. Et c'est à ce moment-là que Gorbatchev s'est levé, s'est tourné et est parti. Et ils ont tous quitté le mausolée.
Oleg Orlov
Des membres de Memorial le 1er mai 1990. De gauche à droite : Alexandre Sokolov, Oleg Orlov, Dmitri Chkapov, Vladimir Efimov.
Photo : Dmitri Borko
CHAPITRE XVi
L'expédition aux Solovki
Le premier service religieux commémoratif aux Solovki. Photo : Archives de Memorial International
Les récits d'anciens prisonniers et les documents d'archives n'étaient pas le seul moyen d'étudier la période de la terreur de masse. Dans toute l'URSS, les lieux mêmes où tout cela s'est déroulé étaient toujours là.

L'idée de partir en expédition pour découvrir les traces qui subsistaient est venue naturellement aux membres de Memorial, mais ce n'était pas chose aisée car l'accès à certains endroits n'était possible qu'avec une autorisation spéciale.
Il y avait un détail amusant : le nom de famille du responsable de ce territoire était Tiranov. Nous avons écrit une lettre demandant la permission de pénétrer dans cette zone, et sur notre lettre il a écrit : « Permission accordée. Signé : Tiranov. »
Elena Zhemkova
Jusqu'alors, les Solovki étaient un territoire fermé ; mais les organisateurs du voyage ont même réussi à y tenir un service religieux, qui a eu lieu là pour la première fois depuis la liquidation du monastère. Avec cette expédition, une nouvelle étape a commencé pour les Solovki, qui s'est notamment traduite par la renaissance du monastère.
CHAPITRE XVIi
L'inauguration de la pierre des Solovki à Moscou
Inauguration de la pierre des Solovki à Moscou, 30 octobre 1990. Photos : Dmitri Borko
Deux concours ont été lancés pour la conception d'un monument aux victimes des répressions politiques, mais ils n'ont pas permis d'aboutir au choix d'une version faisant consensus. Toutefois, l'idée d'ériger un tel monument à Moscou n'a pas disparu chez les membres de Memorial : ils ont finalement opté pour une grande pierre de granit, acheminée depuis le camp des Solovki à l'initiative de Memorial. Le lieu de son installation, également approuvé par le Mossovet, était hautement symbolique : un square situé devant le Musée polytechnique, sur l'actuelle place Loubianka, en face du bâtiment du KGB. Le monument, qui est dédié à toutes les victimes du régime soviétique, a été inauguré le 30 octobre 1990. Un meeting a eu lieu à l'occasion de l'inauguration. Quelque dix mille personnes y ont participé. Beaucoup tenaient des bougies, des affiches, des fleurs, des bannières avec des slogans, ainsi que des photographies de parents et d'amis réprimés, et des pancartes avec les noms des camps. De nombreuses personnes célèbres, d'anciens prisonniers politiques et des dissidents ont pris la parole. Depuis 2007, tous les 29 octobre, le rocher des Solovki est le théâtre d'une action intitulée « Le retour des noms » au cours de laquelle sont lus les noms des moscovites exécutés pendant la Grande Terreur. Les personnes qui viennent y assister peuvent ajouter à la liste leur propre nom et le nom de leurs parents, amis et connaissances qui ont également été victimes des répressions.
CHAPITRE XVIIi
Quand les organes de la sécurité d'État se retrouvent en danger
À l'origine de certains projets il y a, tout simplement, la curiosité. En 1977, deux amis se sont rendus à la bibliothèque Lénine pour feuilleter des journaux des années 1930 et voir si les exemplaires conservés avaient été expurgés des références à ceux qui seraient plus tard qualifiés d'« ennemis du peuple ». Il s'est avéré qu'absolument toutes les informations étaient disponibles dans la collection de la bibliothèque ; alors, Nikita Petrov, étudiant à l'Institut Mendeleev, a commencé à collecter les noms et les biographies de tous les officiers du NKVD dont on parlait à l'époque dans les journaux.

Pendant que son ami Sergueï Filippov recueillait des informations sur les personnalités du parti, Petrov notait et photographiait secrètement tout ce qui l'intéressait, puis, une fois rentré chez lui, il systématisait et tapait à la machine toutes ces informations. Plusieurs années durant, Nikita Petrov a combiné ses enquêtes à la Bibliothèque Lénine avec ses études, qu'il poursuivait désormais à l'Institut Kourtchatov, parvenant à éviter les conversations avec les officiers du KGB ; mais au début des années 1980, les citoyens soviétiques trop curieux ne pouvaient pas rester éternellement sans attirer l'attention du Comité.
Un homme est venu un jour au cursus doctoral de l'Institut Kourtchatov, où j'étudiais, et m'a dit : « Je suis du Comité de sécurité de l'Etat. » Il était assis là avec un visage complètement dépourvu d'expression, le genre de visage qu'il est impossible de retenir, et il avait posé une énorme mallette sur la table.
J'ai réalisé qu'il devait s'agir d'un système d'enregistrement, alors j'ai dit: « Quel est le problème ? Oui, je fréquente la bibliothèque. Je me prépare à un examen de philosophie marxiste. » Mais c'était un signal assez sérieux.
Nikita Petrov
Mon ami Andreï Mironov s'est fait avoir en 1984. Il travaillait dans une boulangerie en présentant ma carte de travail, c'est-à-dire qu'il se faisait passer pour moi. Il a été arrêté par le KGB et expulsé de Moscou.
Ensuite, il y a eu des des arrestations et des perquisitions, mais la perestroïka m'a « sauvé la mise ». J'ai été interrogé à Lefortovo en mai 1986. Si le contexte général dans le pays n'avait pas changé, cela se serait très mal terminé ; là, ils ont seulement confisqué certains de mes documents, mais il s'agissait de copies : j'avais caché les originaux.

Nikita Petrov
Finalement, les historiens de Memorial ont appris l'existence de Petrov et lui ont proposé de se joindre à eux. Il a rapidement commencé à organiser des séminaires consacrés à l'objet de ses recherches. Des gens habitant différentes régions du pays en ont eu vent, et se sont mis à envoyer à Memorial des lettres contenant de nouveaux noms.
Petrov donna quelques interviews à des journalistes étrangers, où il parla de son travail. En septembre 1989, il a été invité à la Loubianka. Sur une table avaient été déposés des documents qui lui avaient été auparavant confisqués pendant une perquisition : à sa surprise, le KGB avait décidé de les restituer à leur propriétaire.
Lettre de trois pages provenant de Krasnoïarsk contenant une liste de responsables locaux des répressions, dont les noms ont été obtenus à partir de journaux régionaux. Tous documents : Archives de Memorial International
Même si ceux qui n'étaient pas d'accord avec le pouvoir n'étaient plus persécutés, le KGB, qui avait pendant de nombreuses années lutté contre les dissidents, n'avait pas disparu et avait conservé le monopole de l'accès aux documents concernant son passé. Dans le même temps, des personnes souhaitaient connaître l'histoire des membres de leur famille réprimés afin d'obtenir leur réhabilitation et découvrir où se trouvait leur sépulture ; mais le KGB refusait d'ouvrir les archives, de sorte que la lutte pour l'accès à l'information et pour la liquidation de cette odieuse organisation s'est poursuivie jusqu'à la fin de l'Union soviétique.

Les faits montrent que trente années d'existence de Memorial n'ont pas suffi à résoudre cette question.
Déclarations de la Commission de travail du Memorial de Moscou évaluant le KGB.
Tous documents : Archives de Memorial International
CHAPITRE Xix
Les barricades d'août 1991
En août 1991, Memorial s'était installé pour de bon dans la rue Malyï Karetnyï, où une bibliothèque et des archives avaient été créées en l'espace de six mois. Au matin du 19 août, en apprenant qu'un putsch était en cours, de nombreux membres de l'organisation s'y sont précipités : si la perestroïka était remise en cause, l'organisation ne pourrait manifestement pas respirer librement. La première chose qu'ils ont faite a été de transporter les archives et la bibliothèque dans leurs appartements.

Vers le milieu de la journée, ils ont décidé d'écrire des tracts pour soutenir les défenseurs de la Maison Blanche, le siège du Congrès des députés du peuple. Peu habitués à rédiger des textes emplis de pathos, ils avaient eux-mêmes du mal à croire qu'ils étaient en train d'écrire avec une telle emphase. Mais les temps exigeaient de telles phrases ; alors, tout en en plaisantant entre eux pour faire retomber la pression, ils ont exhorté les gens à défendre la démocratie. Puis ils ont emporté les tracts dans les rues et jusqu'à la Maison Blanche.

Les membres de Memorial ont vécu ainsi pendant trois jours, courant de la rue Malyï Karetnyï aux barricades et inversement.
1. Un tankiste lit un tract de Memorial, août 1991. 2. Texte d'un des tracts de Memorial, août 1991.
Toutes photos : Archives de Memorial International ; photo 1 par Igor Stomakhine
Pendant que Roguinski et moi étions en train d'écrire de nouveaux tracts, mon fils Micha est arrivé. Il voulait aussi faire quelque chose, nous aider. Alors, nous avons décidé que nous écririons les textes à la main et que Micha les entrerait dans l'ordinateur pour que nous puissions les imprimer plus tard. Il s'est installé à l'ordinateur pour taper nos déblatérations. Nous dénoncions les « lâches qui se cachent du peuple derrière le blindage de leurs chars », ce genre de choses, j'ai même honte de m'en souvenir. Soudain, j'ai entendu Micha éclater de rire : « Papa, qu'est-ce que vous écrivez? C'est quoi ces slips qui se cachent ? [En russe, les mots « lâches » et « slips» s'écrivent pareillement mais se prononcent différemment - NdT]
Alexandre Daniel
CHAPITRE Xx
L'expédition au Karabakh
Pendant les années de perestroïka, certains territoires de l'Union soviétique ont cherché à obtenir soit leur indépendance, soit leur inclusion dans une autre république, parce que les décisions soviétiques en matière de division administrative étaient souvent allées à l'encontre de la réalité de l'implantation des populations. En 1988, le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabakh s'est intensifié : les Arméniens et les Azerbaïdjanais ont commencé à se tirer dessus. Au début, il s'agissait d'escarmouches ponctuelles, mais la situation a progressivement dégénéré. L'artillerie a été déployée dans les zones frontalières et des massacres ont eu lieu.

De nombreux militaires ont été envoyés au Karabakh pour résoudre le conflit, mais c'est le contraire qui s'est produit. Les habitants ont été, de plus en plus, pris pour cibles par toutes les parties belligérantes, parmi lesquelles des bandes armées qui étaient apparues après les premiers affrontements. Mais il était impossible de comprendre exactement ce qui se passait sans se trouver physiquement au Karabakh.

C'est pour cette raison que, en 1990, Dmitri Leonov et Oleg Orlov ont décidé qu'ils devaient se rendre eux-mêmes sur place. Ils n'avaient aucune expérience de ce type de travail, mais un collègue arménien les a aidés à prendre un vol pour le Karabakh. Pendant environ deux semaines, Leonov et Orlov ont parcouru les villages, discutant avec la population locale et observant le comportement des troupes. Pendant ces deux semaines, ils se trouvaient dans une zone de conflit armé, sans contact avec le monde extérieur.
Nous avons fait la connaissance de la résistance clandestine arménienne. Ces gens étaient armés. Nous comprenions à qui nous avions affaire : nos interlocuteurs étaient souvent des membres de l'opposition légale pendant la journée, mais la nuit, ils prenaient les armes. Nous en avions conscience mais... quand on travaille dans des « points chauds », il est parfois nécessaire d'entrer en contact avec des membres de groupes armés illégaux. Cela ne signifie pas que nous sommes de leur côté ou que nous justifions leur action. C'est simplement que cela fait partie du travail.

Aux yeux de l'URSS et des autorités azerbaïdjanaises, ces gens étaient des membres de bandes armées illégales. Mais aux yeux des autorités d'Arménie, désormais un État indépendant allié de la Russie, ils étaient des combattants héroïques pour la liberté du peuple de l'Artsakh [nom donné en Arménie au territoire du Haut-Karabakh - NdT]. Tout cela est relatif. Mais il existe un principe absolu : l'inadmissibilité des violations systémiques des droits humains, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, quels qu'en soient les auteurs. Cette exigence concerne aussi bien les autorités légitimes que les membres des groupes armés et les combattants indépendantistes.
Oleg Orlov
Tout au long de leur voyage, Leonov et Orlov ont noté dans des carnets ce qu'ils ont pu découvrir. Ils avaient peur qu'on leur confisque ces carnets au moment de leur départ, mais ce ne fut pas le cas. À Moscou, ils ont commencé à préparer des textes basés sur leurs notes pour les diffuser et lancer des discussions publiques sur ce qui se passait. Il s'est avéré par la suite que certaines des informations que leur avaient fournies les habitants qu'ils avaient rencontrés étaient fausses, mais il ne s'agissait que de détails qui ne faussaient pas le tableau global qu'ils avaient dressé. Après cette première expédition, Memorial s'est mis à travailler régulièrement au Karabakh et, un an plus tard, un rapport détaillé a été publié sur ce qui se passait dans la zone de conflit. Ce rapport décrivait les cas de meurtres de civils, la déportation violente des Arméniens du Karabakh, ainsi que les pillages et la brutalité des troupes de l'OMON — lesquelles avaient été initialement envoyées dans la zone de conflit pour le résoudre.

Cette expédition a marqué le début de la création du programme spécial « Points chauds », qui existe encore à ce jour au Centre des Droits humains « Memorial ».
1. Résultats de l'examen médico-légal effectué sur le corps d'une des personnes tuées pendant le conflit arméno-azerbaïdjanais. 2. Liste de prisonniers, avec des notes indiquant ceux qui ont été tués ou échangés.
3. Statistiques collectées à la main sur les attaques et les meurtres dont chaque partie du conflit est responsable.
Tous documents : Archives de Memorial International
Par hasard et pour toujours
Memorial est toujours vivant aujourd'hui. Et là, bien sûr, la question s'impose : pourquoi ? Pourquoi cette organisation a-t-elle survécu pendant tant d'années ? C'est une question que nous nous posons souvent nous-mêmes. (...) Une idéologie propre à Memorial tout à fait spécifique a émergé. Une idéologie qui associe le thème de la mémoire à celui des droits de l'homme. Memorial envisage le présent toujours de manière rétrospective, d'un point de vue historique, en soutenant que les violations des droits de l'homme d'aujourd'hui trouvent leurs racines dans notre passé soviétique.
Arséni Roguinski
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